Les Editions Noires Terres, cornaquées par leur fondateur Jean-Marie Lecomte depuis 2002, se veulent en région. Un parti-pris assumé. Elles ont leurs terres de prédilection situées en grande partie dans le nord-est de la France, leur port-d’attache se trouve en Ardennes, nous ne sommes donc pas surpris de ce beau volume de qualité, dédié à cet ardennais discrètement célèbre que fut André Dhôtel, et qui mêle textes et photos.
Le titre peut surprendre, Marcel Proust et André Dhôtel sont à cent mille lieues littéraires l’un de l’autre, pourtant à y réfléchir, la phrase buissonnière de Proust n’épouse-t-elle pas en ses arabesques insinueuses les mêmes profondeurs impénétrables que les halliers d’épines de Dhôtel ? Deux écrivains, deux photographes. Tous quatre ne s’essaient-ils pas à visiter le pays du nom d’Ardennes, celles d’un temps dhôtellien perdu. A retrouver.
Dans sa courte préface Sylvestre Clancier désigne un premier sentier. Fidèle en cela à son père, Georges-Emmanuel Clancier, poëte, romancier, ami de Dhôtel, qui par ses deux volumes anthologiques, De Chénier à Baudelaire et De Rimbaud au Surréalisme, fraya au mi-temps du siècle dernier, les sentes secrètes qui mènent au travers de redoutables et turgescents maquis jusqu’aux plus altières futaies de la poésie française. Que cet hommage dû lui soit rendu.
Christophe Mahy s’attelle en un long texte à une tâche impossible, mettre ses pieds dans les pas de Dhôtel et partir lui aussi sur cette route inconnue que Dhôtel a parcouru mille fois, dans ses romans, dans ses promenades, dans son existence. Ecrivain, poëte, grand connaisseur de l’œuvre dhôtellienne, Christophe Mahy n’est pas un esprit naïf, il sait très bien que le Dhôtelland n’a jamais existé, pas plus que la Provence Mystérieuse d’Henri Bosco, il n’ignore pas que toute véritable localisation est intérieure, qu’on la porte en soi, qu’on la dépose en quelques endroits du monde, lorsque fatigué de ce poids ( est-il mort, est-il vivant ) on le laisse tomber à terre quelques instants afin de souffler un peu. Oui, mais Mahy persévère, à tout hasard, on ne sait jamais !
C’est un plaisir de le suivre, dans ses pérégrinations, dans ses pensées, dans son texte. Qui s’apparente à un poème en prose. Mahy s’est fixé deux objectifs à atteindre, saisir l’essentiel, l’essence des Ardennes, et l’être authentique de Dhôtel, il n’est pas dupe, Dhôtel serait le premier à rire de ces magnifiques prétentions, ne serait-ce pas là attribuer une importance exagérée à des phénomènes, humain et géographique, avant tout passagers, destinés à périr. D’ailleurs Dhôtel n’est-il pas mort et enterré depuis trente ans, quant aux Ardennes, en ce laps de temps, elles ont sacrément changé.
Mahy s’accroche à son rêve. A défaut de retrouver Dhôtel, il se contentera de rencontrer les décors et les personnages de ses romans. Ce n’est pas donné. Question désertification des campagnes l’Ardenne pourrait vous en raconter. Plus il avance, plus Mahy se rend compte du désastre. La culture betteravière intensive a aplani les champs. La fameuse auberge de Mazagran, rasée, les bistros des villages, fermés, murés, disparus. Les canaux envasés ne reçoivent plus de péniches, les voies de chemin de fer courent au travers des herbes folles, il reste une micheline, la dernière dans le viseur négationniste de l’administration technocratique. Dans les ultimes pages, la critique devient objurgation politique. Victoire, deux ou trois individus qui se détachent de leurs contemporains aseptisés, des originaux, les derniers iroquois, Mahy n’y croit plus, ne joueraient-ils pas un rôle, celui d’un personnage de Dhôtel ! Se moquerait-on de lui. Dans ce cas-là c’est lui qui serait en train de vivre une situation partagée par nombre de héros dhôtelliens.
Il ne reste donc rien de Dhôtel et de ses Ardennes. Rien qui ne fasse signe. Pas de signe, mais le rien oui. C’est cela le vide de Dhôtel, si vous apercevez le vide, dans un buisson, dans un horizon stupide, sur un talus, dans votre esprit, rien n’est perdu. Ce qui a été subsiste toujours. Ce qui meurt continue de vivre dans les instants, dans les lieux où cela a été présent au monde. Les chemins sont peuplés de fantômes. Il suffit d’attendre. Mahy nous révèle cela dès le début de son texte, il a percé le grand secret dhôtellien, celui que les universitaires appellent le merveilleux dhôtellien mais qui n’est qu’une horreur aristotélicienne absolue, il ne reste pas, il décampe, il ne verra pas ce que Verhaeren entrevoit dans ses Campagnes hallucinées et qu’il nomme Les apparus dans mes chemins. Ou alors, il n’a pas voulu dire.
Mahy dit. Sont deux à montrer : Alain Janssens et Jean-Marie Lecomte. L’on aurait préféré à ces pénibles attributions en fin de volume, au bas de chaque photographie, une discrète appropriation, c’est-là le seul défaut de ce livre. Peut-être a-t-on voulu signifier que l’Ardenne ne dépend pas du regard qui l’objective, mais d’elle seule. Je ne sais qui s’est chargé de la maquette. Quelle intelligence ! Que de subtilité ! On n’illustre pas le texte. On ne pose pas à côté du paragraphe la photo adéquate. Que tout le monde attend. Le parti pris est de surprendre le lecteur. Vous tournez une page, et des masses grises vous assaillent les yeux. Le temps de régler l’obturateur de votre regard et les formes apparaissent. Le projet est de vous voir recréer ce qu’ont vu les photographes, de vous étonner comme si la courbure inappropriée d’un brin d’herbe esseulé entre deux cailloux vous désarçonnait. C’est vous qui donnez forme à la forme. Les photos se suivent ou disparaissent, tantôt perdues dans le vide du blanc, tantôt trop grandes pour une pleine page. Reléguées dans une marge, rassemblées en maigres troupeaux. Elles font ce à quoi n’ose jamais se risquer, même dans les romans d’André Dhôtel, le second rail parallèle au premier, elles le rejoignent de temps en temps pour nous obliger à parcourir texte et photos en parallaxe. Chaque photo est à lire comme un instant fragmenté du texte de Christophe Mahy qui est à regarder comme la présence indubitable que quelque chose, malgré son absence, a eu lieu.
Beaucoup plus court, en fin de volume, précédées des paradoxales révélations propositionnelles de Patrick Reumaux, la biographie d’André Dhôtel par Gilles Grandpierre. Idéale pour quelqu’un qui ne connaîtrait rien de la vie de Dhôtel. Que ce lecteur novice se rassure, chez Dhôtel c’est ce rien qui en premier interpelle. Premières pages bourrées de détails, d’explications, de dates, puis cette évidence que cette objectivisation est insuffisante, viennent alors les citations et l’évocation des amis qui apportent leurs témoignages irremplaçables, mais Dhôtel s’échappe, c’est un peu comme s’il se réfugiait dans ses livres qu’il écrit à la chaîne, Gilles Grandpierre réussit à témoigner de ce sentiment de vertige qui saisit le lecteur happé par la magie dhôtellienne, l’impression que plus on avance vers ce diable d’homme, tout - le réel et l’irréel - s’évapore, la profusion des éléments offerte se révèle vite insuffisante, que retentit un appel, que se déclenche un attrait qui vous pousse à tourner la page, à avancer selon des horizons d’incertitudes et de découvertes primordiales.
Remercions les Editions Noires Terres de ce beau volume impeccable, par les chemins duquel André Dhôtel s’avance vers nous, de concert avec son monde insaisissable, et puis s’absente.
André Murcie.